CP 01928 Marcel Proust à Georges de Lauris [vers le 15 janvier 1909]

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Mon petit Georges,
Je vous remercie bien de votre lettre et je suis content que vous commenciez à sortir2. Je viens de passer des jours qui depuis que je n’ai plus à avoir de chagrin pour les autres, sont je crois les plus mauvais de ma vie, parce que pour la première fois je suis entièrement découragé, la vie n’est pas possible dans des crises aussi constantes. J’espère que ça va aller mieux, il le faut bien car je suis à bout d’une énergie qui pour n’être que de l’inertie est bien grande je vous assure. Je vous confie égoïstement mes ennuis parce que vous êtes un des seuls à qui je le puisse. Reynaldo ressent ces choses-là trop vivement et il me rend plus malade en m’écrivant alors des lettres furieuses et mille conseils stupides.
Je crois que le brouillard de ces derniers jours3 a mis le sceau à tout cela et le fait de n’avoir pu manger ces jours-ci, car je m’étonne moi-même de mon ignoble lâcheté de ressentir4 cette tristesse et de vous l’avouer quand on a eu les peines que j’ai eues et que la vie n’est plus rien.
Ne regrettez pas de ne pouvoir venir vous ne pourriez pas me voir, non, je n’ai pas encore commencé Sainte-Beuve et doute de pouvoir, mais si j’ai seulement quelques heures, je vous assure que ce ne sera pas mal et j’aimerais que vous le lisiez. D’un jour à l’autre je puis aller mieux et si je suis raisonnable je m’y mettrai. Mais j’ai oublié tout ce que j’avais lu. Cela ne fait rien du reste. Vous pensez bien que si je désire le faire ce n’est pas pour faire de la « critique ».
Je vous ai encore dévalisé, Nicolas m’a apporté sept Port-Royal 5. Je ne peux pas les lire en ce moment. Je retrouverai peut-être les pastiches que j’ai griffonnés de Chateaubriand et Régnier6 mais c’est si parfaitement illisible que vous n’en liriez rien, le mieux sera que je les dicte et vous les envoie. Mais c’est moins que rien vous savez. Du reste vous connaissez déjà ces exercices.
Vous ne m’avez toujours pas dit si on vous a apporté H. B. et les Sept lettres 7 je serais curieux de savoir ce que vous en pensez.
Je n’ai toujours pas écrit à Lucien8. J’espère qu’il me pardonne. Je pense que Brès a été content de la décoration de Faivre9 qui m’a fait extrêmement plaisir et mon plaisir sera complet quand Faivre aura à se réjouir de celle de Brès10.
Adieu Georges si je vais un peu bien ces temps-ci, je fais Sainte-Beuve et la dernière ligne écrite je vous l’envoie.Peut-être pourrais-je alors dire (ou plutôt penser) penser à peine mais enfin penser comme Joubert « derrière la force de beaucoup il y a de la faiblesse, mais derrière ma faiblesse il y a de la force » 11.
Saviez-vous que quand on a arrêté Chateaubriand en 18… on l’a trouvé couché entre deux femmes12, faut-il que la chair soit faible pour que, malade comme je viens d’être et suis encore, je pense à cela avec plaisir.
Tendrement à vous.
Marcel.
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Mon petit Georges,
Je vous remercie bien de votre lettre et je suis content que vous commenciez à sortir2. Je viens de passer des jours qui depuis que je n’ai plus à avoir de chagrin pour les autres, sont je crois les plus mauvais de ma vie, parce que pour la première fois je suis entièrement découragé, la vie n’est pas possible dans des crises aussi constantes. J’espère que ça va aller mieux, il le faut bien car je suis à bout d’une énergie qui pour n’être que de l’inertie est bien grande je vous assure. Je vous confie égoïstement mes ennuis parce que vous êtes un des seuls à qui je le puisse. Reynaldo ressent ces choses-là trop vivement et il me rend plus malade en m’écrivant alors des lettres furieuses et mille conseils stupides.
Je crois que le brouillard de ces derniers jours3 a mis le sceau à tout cela et le fait de n’avoir pu manger ces jours-ci, car je m’étonne moi-même de mon ignoble lâcheté de ressentir4 cette tristesse et de vous l’avouer quand on a eu les peines que j’ai eues et que la vie n’est plus rien.
Ne regrettez pas de ne pouvoir venir vous ne pourriez pas me voir, non, je n’ai pas encore commencé Sainte-Beuve et doute de pouvoir, mais si j’ai seulement quelques heures, je vous assure que ce ne sera pas mal et j’aimerais que vous le lisiez. D’un jour à l’autre je puis aller mieux et si je suis raisonnable je m’y mettrai. Mais j’ai oublié tout ce que j’avais lu. Cela ne fait rien du reste. Vous pensez bien que si je désire le faire ce n’est pas pour faire de la « critique ».
Je vous ai encore dévalisé, Nicolas m’a apporté sept Port-Royal 5. Je ne peux pas les lire en ce moment. Je retrouverai peut-être les pastiches que j’ai griffonnés de Chateaubriand et Régnier6 mais c’est si parfaitement illisible que vous n’en liriez rien, le mieux sera que je les dicte et vous les envoie. Mais c’est moins que rien vous savez. Du reste vous connaissez déjà ces exercices.
Vous ne m’avez toujours pas dit si on vous a apporté H. B. et les Sept lettres 7 je serais curieux de savoir ce que vous en pensez.
Je n’ai toujours pas écrit à Lucien8. J’espère qu’il me pardonne. Je pense que Brès a été content de la décoration de Faivre9 qui m’a fait extrêmement plaisir et mon plaisir sera complet quand Faivre aura à se réjouir de celle de Brès10.
Adieu Georges si je vais un peu bien ces temps-ci, je fais Sainte-Beuve et la dernière ligne écrite je vous l’envoie.Peut-être pourrais-je alors dire (ou plutôt penser) penser à peine mais enfin penser comme Joubert « derrière la force de beaucoup il y a de la faiblesse, mais derrière ma faiblesse il y a de la force » 11.
Saviez-vous que quand on a arrêté Chateaubriand en 18… on l’a trouvé couché entre deux femmes12, faut-il que la chair soit faible pour que, malade comme je viens d’être et suis encore, je pense à cela avec plaisir.
Tendrement à vous.
Marcel.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03

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Mon petit Georges,
Je vous remercie bien de votre lettre et je suis content que vous commenciez à sortir2. Je viens de passer des jours qui depuis que je n’ai plus à avoir de chagrin pour les autres, sont je crois les plus mauvais de ma vie, parce que pour la première fois je suis entièrement découragé, la vie n’est pas possible dans des crises aussi constantes. J’espère que ça va aller mieux, il le faut bien car je suis à bout d’une énergie qui pour n’être que de l’inertie est bien grande je vous assure. Je vous confie égoïstement mes ennuis parce que vous êtes un des seuls à qui je le puisse. Reynaldo ressent ces choses-là trop vivement et il me rend plus malade en m’écrivant alors des lettres furieuses et mille conseils stupides.
Je crois que le brouillard de ces derniers jours3 a mis le sceau à tout cela et le fait de n’avoir pu manger ces jours-ci, car je m’étonne moi-même de mon ignoble lâcheté de ressentir4 cette tristesse et de vous l’avouer quand on a eu les peines que j’ai eues et que la vie n’est plus rien.
Ne regrettez pas de ne pouvoir venir vous ne pourriez pas me voir, non, je n’ai pas encore commencé Sainte-Beuve et doute de pouvoir, mais si j’ai seulement quelques heures, je vous assure que ce ne sera pas mal et j’aimerais que vous le lisiez. D’un jour à l’autre je puis aller mieux et si je suis raisonnable je m’y mettrai. Mais j’ai oublié tout ce que j’avais lu. Cela ne fait rien du reste. Vous pensez bien que si je désire le faire ce n’est pas pour faire de la « critique ».
Je vous ai encore dévalisé, Nicolas m’a apporté sept Port-Royal 5. Je ne peux pas les lire en ce moment. Je retrouverai peut-être les pastiches que j’ai griffonnés de Chateaubriand et Régnier6 mais c’est si parfaitement illisible que vous n’en liriez rien, le mieux sera que je les dicte et vous les envoie. Mais c’est moins que rien vous savez. Du reste vous connaissez déjà ces exercices.
Vous ne m’avez toujours pas dit si on vous a apporté H. B. et les Sept lettres 7 je serais curieux de savoir ce que vous en pensez.
Je n’ai toujours pas écrit à Lucien8. J’espère qu’il me pardonne. Je pense que Brès a été content de la décoration de Faivre9 qui m’a fait extrêmement plaisir et mon plaisir sera complet quand Faivre aura à se réjouir de celle de Brès10.
Adieu Georges si je vais un peu bien ces temps-ci, je fais Sainte-Beuve et la dernière ligne écrite je vous l’envoie.Peut-être pourrais-je alors dire (ou plutôt penser) penser à peine mais enfin penser comme Joubert « derrière la force de beaucoup il y a de la faiblesse, mais derrière ma faiblesse il y a de la force » 11.
Saviez-vous que quand on a arrêté Chateaubriand en 18… on l’a trouvé couché entre deux femmes12, faut-il que la chair soit faible pour que, malade comme je viens d’être et suis encore, je pense à cela avec plaisir.
Tendrement à vous.
Marcel.
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Mon petit Georges,
Je vous remercie bien de votre lettre et je suis content que vous commenciez à sortir2. Je viens de passer des jours qui depuis que je n’ai plus à avoir de chagrin pour les autres, sont je crois les plus mauvais de ma vie, parce que pour la première fois je suis entièrement découragé, la vie n’est pas possible dans des crises aussi constantes. J’espère que ça va aller mieux, il le faut bien car je suis à bout d’une énergie qui pour n’être que de l’inertie est bien grande je vous assure. Je vous confie égoïstement mes ennuis parce que vous êtes un des seuls à qui je le puisse. Reynaldo ressent ces choses-là trop vivement et il me rend plus malade en m’écrivant alors des lettres furieuses et mille conseils stupides.
Je crois que le brouillard de ces derniers jours3 a mis le sceau à tout cela et le fait de n’avoir pu manger ces jours-ci, car je m’étonne moi-même de mon ignoble lâcheté de ressentir4 cette tristesse et de vous l’avouer quand on a eu les peines que j’ai eues et que la vie n’est plus rien.
Ne regrettez pas de ne pouvoir venir vous ne pourriez pas me voir, non, je n’ai pas encore commencé Sainte-Beuve et doute de pouvoir, mais si j’ai seulement quelques heures, je vous assure que ce ne sera pas mal et j’aimerais que vous le lisiez. D’un jour à l’autre je puis aller mieux et si je suis raisonnable je m’y mettrai. Mais j’ai oublié tout ce que j’avais lu. Cela ne fait rien du reste. Vous pensez bien que si je désire le faire ce n’est pas pour faire de la « critique ».
Je vous ai encore dévalisé, Nicolas m’a apporté sept Port-Royal 5. Je ne peux pas les lire en ce moment. Je retrouverai peut-être les pastiches que j’ai griffonnés de Chateaubriand et Régnier6 mais c’est si parfaitement illisible que vous n’en liriez rien, le mieux sera que je les dicte et vous les envoie. Mais c’est moins que rien vous savez. Du reste vous connaissez déjà ces exercices.
Vous ne m’avez toujours pas dit si on vous a apporté H. B. et les Sept lettres 7 je serais curieux de savoir ce que vous en pensez.
Je n’ai toujours pas écrit à Lucien8. J’espère qu’il me pardonne. Je pense que Brès a été content de la décoration de Faivre9 qui m’a fait extrêmement plaisir et mon plaisir sera complet quand Faivre aura à se réjouir de celle de Brès10.
Adieu Georges si je vais un peu bien ces temps-ci, je fais Sainte-Beuve et la dernière ligne écrite je vous l’envoie.Peut-être pourrais-je alors dire (ou plutôt penser) penser à peine mais enfin penser comme Joubert « derrière la force de beaucoup il y a de la faiblesse, mais derrière ma faiblesse il y a de la force » 11.
Saviez-vous que quand on a arrêté Chateaubriand en 18… on l’a trouvé couché entre deux femmes12, faut-il que la chair soit faible pour que, malade comme je viens d’être et suis encore, je pense à cela avec plaisir.
Tendrement à vous.
Marcel.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03