CP 02915 Marcel Proust à Robert Billy, de [entre le 8 et le 11 avril 1915]








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102
bd
Haussmann
Je nʼaime pas beaucoup mêler le
sentiment aux questions pratiques.
Aussi je
ne vous parle pas des chagrins
qui mʼont littéralement
anéanti depuis
cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ
anxiété pour tous
ceux que jʼaime (cʼ
est à dire au fond même pour ceux que
je ne connais pas et dont je me
représente
si vivement les souffrances), mais je nʼai pas
pu mʼempêcher
dʼêtre plus particulièrement
tourmenté pour mon
frère qui a connu de
grands dangers dans lʼArgonne, et
particulièrement
désespéré de la
disparition de Bertrand de
Fénelon
2.
Au milieu de tant de pensées que
jʼaimerais échanger avec vous
(et
je voudrais aussi tellement savoir
votre impression, vos
prévisions)
cela mʼennuie bien de vous poser une
question dʼaffaires et qui
ne vous donnera
dʼailleurs que lʼennui dʼun simple
renseignement à demander.
Mon
excuse de vous parler affaires est
que si vous vous le rappelez
jʼavais
que lʼété dernier une grosse « position » à
terme
et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner
ce que tout cela est
devenu depuis la guerre et dans
quels embarras je peux être. Vous pourriez même
peutʼêtre sur certains dʼentre eux me donner de bons
conseils. Mais ce serait
trop long à expliquer et
puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage
de
parler de tout cela, on pense trop à autre chose.
Le seul renseignement que je
voudrais avoir par
vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais
si vague, si quelconque, et comme la Maison
Mirabaud
3
lʼeut donné à un passant, touche à la
Doubowaïa
Balka
. Je voudrais savoir si cette valeur qui a
beaucoup baissé depuis les cours
où je lʼai achetée
un peu avant la division des actions, est considérée
par
la Maison Mirabaud
4
comme une excellente valeur,
destinée à retrouver les cours où elle était
alors
(je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre
et qui étaient
déjà plus bas de beaucoup) ou si
au contraire il serait sage de la sacrifier. En
effet je
lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres5, cʼest dire quʼ
elle me
coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter
aucun. Si ses cours doivent monter
beaucoup cela peut valoir
la peine de continuer. Je serais heureux
que la Maison Mirabaud vous donnat
des précisions à cet égard6.
– .
Je
vais passer ces jours-ci un conseil
de contre réforme et le hasard mène
tellement le monde que je serai peutʼ
être « pris » quand tant de gens bien portants
se promènent7. Je ne le désire pas
car je
sais de quelle inutilité je serais, et en
revanche que mon dernier
reste de santé
y sombrerait avant que jʼaie pu termi-
ner mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort
malade depuis que je vous ai vu
et cʼest
presque une consolation ; on est moins
honteux de soi que si on
était bien portant et
gai quand tant de gens souffrent et
meurent. Mais jʼaimerais encore
mieux
être bien portant et utile. Du moins
mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa
pas
cessé une seconde de lʼêtre et
souvent dans des circonstances tragiques
qui
lʼont fait citer à lʼordre du jour
de lʼarmée8. Reynaldo est dans lʼArgonne
probablement pas très loin de Robert
9.
Dans la mesure où vous pourrez me
dire
vos impressions sur tout cela vous me
ferez grand plaisir. Quant à la
Doubowaïa
cʼest au contraire un renseignement
précis que je vous demande, si vous pouvez me le
donner, précis et sincère. Dites moi comment
Madame de Billy, vos
filles, vos parents,
ont traversé ces mois terribles.
mes respectueux hommages et croyez à la tendre
affection de votre Marcel Proust
Présentez je vous prie mes respectueux hommages
à Monsieur et Madame Barrère
10. Et à
Primoli sʼil est à Rome
11. Si je nʼétais
pas
« pris » croyez-vous que je pourrais risquer un
séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer
que
je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté,
ce qui est
douteux.
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102 boulevard Haussmann
Je nʼaime pas beaucoup mêler le sentiment aux questions pratiques. Aussi je ne vous parle pas des chagrins qui mʼont littéralement anéanti depuis cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ anxiété pour tous ceux que jʼaime (cʼest-à-dire au fond même pour ceux que je ne connais pas et dont je me représente si vivement les souffrances), mais je nʼai pas pu mʼempêcher dʼêtre plus particulièrement tourmenté pour mon frère qui a connu de
grands dangers dans lʼArgonne, et particulièrement désespéré de la disparition de Bertrand de Fénelon 2.
Au milieu de tant de pensées que jʼaimerais échanger avec vous (et je voudrais aussi tellement savoir votre impression, vos prévisions) cela mʼennuie bien de vous poser une question dʼaffaires et qui ne vous donnera dʼailleurs que lʼennui dʼun simple renseignement à demander. Mon excuse de vous parler affaires est que si vous vous le rappelez jʼavais
lʼété dernier une grosse « position » à terme et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans quels embarras je peux être. Vous pourriez même peut-être sur certains dʼentre eux me donner de bons conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage de parler de tout cela, on pense trop à autre chose. Le seul renseignement que je voudrais avoir par vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais
si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud 3 lʼeût donné à un passant, touche à la Doubowaïa Balka . Je voudrais savoir si cette valeur qui a beaucoup baissé depuis les cours où je lʼai achetée un peu avant la division des actions, est considérée par la Maison Mirabaud 4 comme une excellente valeur, destinée à retrouver les cours où elle était alors (je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres5, cʼest dire quʼ elle me coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir
la peine de continuer. Je serais heureux que la Maison Mirabaud vous donnât des précisions à cet égard6.
Je vais passer ces jours-ci un conseil de contre-réforme et le hasard mène tellement le monde que je serai peut-être « pris » quand tant de gens bien portants se promènent7. Je ne le désire pas car je sais de quelle inutilité je serais, et en revanche que mon dernier reste de santé y sombrerait avant que jʼaie pu terminer mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort malade depuis que je vous ai vu et cʼest presque une consolation ; on est moins honteux de soi que si on était bien portant et
gai quand tant de gens souffrent et meurent. Mais jʼaimerais encore mieux être bien portant et utile. Du moins mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa pas cessé une seconde de lʼêtre et souvent dans des circonstances tragiques qui lʼont fait citer à lʼordre du jour de lʼarmée8. Reynaldo est dans lʼArgonne probablement pas très loin de Robert 9. Dans la mesure où vous pourrez me dire vos impressions sur tout cela vous me ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa cʼest au contraire un renseignement
précis que je vous demande, si vous pouvez me le donner, précis et sincère. Dites-moi comment Madame de Billy, vos filles, vos parents, ont traversé ces mois terribles.
Présentez je vous prie mes respectueux hommages à Monsieur et Madame Barrère 10. Et à Primoli sʼil est à Rome 11. Si je nʼétais pas « pris » croyez-vous que je pourrais risquer un
séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté, ce qui est douteux.
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:42








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102
bd
Haussmann
Je nʼaime pas beaucoup mêler le
sentiment aux questions pratiques.
Aussi je
ne vous parle pas des chagrins
qui mʼont littéralement
anéanti depuis
cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ
anxiété pour tous
ceux que jʼaime (cʼ
est à dire au fond même pour ceux que
je ne connais pas et dont je me
représente
si vivement les souffrances), mais je nʼai pas
pu mʼempêcher
dʼêtre plus particulièrement
tourmenté pour mon
frère qui a connu de
grands dangers dans lʼArgonne, et
particulièrement
désespéré de la
disparition de Bertrand de
Fénelon
2.
Au milieu de tant de pensées que
jʼaimerais échanger avec vous
(et
je voudrais aussi tellement savoir
votre impression, vos
prévisions)
cela mʼennuie bien de vous poser une
question dʼaffaires et qui
ne vous donnera
dʼailleurs que lʼennui dʼun simple
renseignement à demander.
Mon
excuse de vous parler affaires est
que si vous vous le rappelez
jʼavais
que lʼété dernier une grosse « position » à
terme
et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner
ce que tout cela est
devenu depuis la guerre et dans
quels embarras je peux être. Vous pourriez même
peutʼêtre sur certains dʼentre eux me donner de bons
conseils. Mais ce serait
trop long à expliquer et
puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage
de
parler de tout cela, on pense trop à autre chose.
Le seul renseignement que je
voudrais avoir par
vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais
si vague, si quelconque, et comme la Maison
Mirabaud
3
lʼeut donné à un passant, touche à la
Doubowaïa
Balka
. Je voudrais savoir si cette valeur qui a
beaucoup baissé depuis les cours
où je lʼai achetée
un peu avant la division des actions, est considérée
par
la Maison Mirabaud
4
comme une excellente valeur,
destinée à retrouver les cours où elle était
alors
(je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre
et qui étaient
déjà plus bas de beaucoup) ou si
au contraire il serait sage de la sacrifier. En
effet je
lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres5, cʼest dire quʼ
elle me
coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter
aucun. Si ses cours doivent monter
beaucoup cela peut valoir
la peine de continuer. Je serais heureux
que la Maison Mirabaud vous donnat
des précisions à cet égard6.
– .
Je
vais passer ces jours-ci un conseil
de contre réforme et le hasard mène
tellement le monde que je serai peutʼ
être « pris » quand tant de gens bien portants
se promènent7. Je ne le désire pas
car je
sais de quelle inutilité je serais, et en
revanche que mon dernier
reste de santé
y sombrerait avant que jʼaie pu termi-
ner mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort
malade depuis que je vous ai vu
et cʼest
presque une consolation ; on est moins
honteux de soi que si on
était bien portant et
gai quand tant de gens souffrent et
meurent. Mais jʼaimerais encore
mieux
être bien portant et utile. Du moins
mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa
pas
cessé une seconde de lʼêtre et
souvent dans des circonstances tragiques
qui
lʼont fait citer à lʼordre du jour
de lʼarmée8. Reynaldo est dans lʼArgonne
probablement pas très loin de Robert
9.
Dans la mesure où vous pourrez me
dire
vos impressions sur tout cela vous me
ferez grand plaisir. Quant à la
Doubowaïa
cʼest au contraire un renseignement
précis que je vous demande, si vous pouvez me le
donner, précis et sincère. Dites moi comment
Madame de Billy, vos
filles, vos parents,
ont traversé ces mois terribles.
mes respectueux hommages et croyez à la tendre
affection de votre Marcel Proust
Présentez je vous prie mes respectueux hommages
à Monsieur et Madame Barrère
10. Et à
Primoli sʼil est à Rome
11. Si je nʼétais
pas
« pris » croyez-vous que je pourrais risquer un
séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer
que
je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté,
ce qui est
douteux.
1
102 boulevard Haussmann
Je nʼaime pas beaucoup mêler le sentiment aux questions pratiques. Aussi je ne vous parle pas des chagrins qui mʼont littéralement anéanti depuis cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ anxiété pour tous ceux que jʼaime (cʼest-à-dire au fond même pour ceux que je ne connais pas et dont je me représente si vivement les souffrances), mais je nʼai pas pu mʼempêcher dʼêtre plus particulièrement tourmenté pour mon frère qui a connu de
grands dangers dans lʼArgonne, et particulièrement désespéré de la disparition de Bertrand de Fénelon 2.
Au milieu de tant de pensées que jʼaimerais échanger avec vous (et je voudrais aussi tellement savoir votre impression, vos prévisions) cela mʼennuie bien de vous poser une question dʼaffaires et qui ne vous donnera dʼailleurs que lʼennui dʼun simple renseignement à demander. Mon excuse de vous parler affaires est que si vous vous le rappelez jʼavais
lʼété dernier une grosse « position » à terme et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans quels embarras je peux être. Vous pourriez même peut-être sur certains dʼentre eux me donner de bons conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage de parler de tout cela, on pense trop à autre chose. Le seul renseignement que je voudrais avoir par vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais
si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud 3 lʼeût donné à un passant, touche à la Doubowaïa Balka . Je voudrais savoir si cette valeur qui a beaucoup baissé depuis les cours où je lʼai achetée un peu avant la division des actions, est considérée par la Maison Mirabaud 4 comme une excellente valeur, destinée à retrouver les cours où elle était alors (je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres5, cʼest dire quʼ elle me coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir
la peine de continuer. Je serais heureux que la Maison Mirabaud vous donnât des précisions à cet égard6.
Je vais passer ces jours-ci un conseil de contre-réforme et le hasard mène tellement le monde que je serai peut-être « pris » quand tant de gens bien portants se promènent7. Je ne le désire pas car je sais de quelle inutilité je serais, et en revanche que mon dernier reste de santé y sombrerait avant que jʼaie pu terminer mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort malade depuis que je vous ai vu et cʼest presque une consolation ; on est moins honteux de soi que si on était bien portant et
gai quand tant de gens souffrent et meurent. Mais jʼaimerais encore mieux être bien portant et utile. Du moins mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa pas cessé une seconde de lʼêtre et souvent dans des circonstances tragiques qui lʼont fait citer à lʼordre du jour de lʼarmée8. Reynaldo est dans lʼArgonne probablement pas très loin de Robert 9. Dans la mesure où vous pourrez me dire vos impressions sur tout cela vous me ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa cʼest au contraire un renseignement
précis que je vous demande, si vous pouvez me le donner, précis et sincère. Dites-moi comment Madame de Billy, vos filles, vos parents, ont traversé ces mois terribles.
Présentez je vous prie mes respectueux hommages à Monsieur et Madame Barrère 10. Et à Primoli sʼil est à Rome 11. Si je nʼétais pas « pris » croyez-vous que je pourrais risquer un
séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté, ce qui est douteux.
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:42
Lettre 02915
Informations
creation : October 17, 2022 09:41
mise à jour : November 22, 2022 14:42
publiée ? oui
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