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CP 01759 Marcel Proust à Robert Dreyfus [entre le 22 et le 24 février 1908]

Surlignage




Cher Robert

Jʼai lu ton article, la dernière colon-
ne est charmante et profonde, et
sans aller jusque là «  cʼest un plaisir
sans mélange
 » est exquis. Mais je
nʼaime pas «  tout unixxxment  »,
«  bon Littré  » «  cocasserie verbale  »
(ce dernier passe encore parce quʼenfin il
faut tout de même bien dire ce quʼon veut
dire) toute cette défroque de Lemaître(1) qui
a trop servi. «  Aurait peutʼêtre dit Kant  » est
diabolique, donc excellent

Tout à toi


Marcel Proust

(1) Jʼaime Lemaître mais aucun imitateur.

Surlignage

Cher Robert

Jʼai lu ton article, la dernière colonne est charmante et profonde, et sans aller jusque-là «  cʼest un plaisir sans mélange  » est exquis. Mais je nʼaime pas «  tout uniment  », «  bon Littré  » , «  cocasserie verbale  » (ce dernier passe encore parce quʼenfin il faut tout de même bien dire ce quʼon veut dire), toute cette défroque de Lemaître(1) qui a trop servi. «  Aurait peut-être dit Kant  » est diabolique, donc excellent.

Tout à toi

Marcel Proust

(1) Jʼaime Lemaître mais aucun imitateur.
Note n°1
Il est probable que cette lettre ait été écrite entre le 22 février 1908, date de lʼarticle de Robert Dreyfus que Proust commente (voir note 2), et le 24 février, date figurant sur lʼenveloppe qui pourrait y être associée (CP 90026), portant le cachet postal dʼenvoi : « PARIS / R. DʼAMSTERDAM / 12 * / 24 -2 / 08 » (NAF 19772, f. 114r-v). [PK, FL, ChC]
Note n°2
Il sʼagit du premier article dʼune série, paru sous le titre « Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion » dans le Supplément littéraire du Figaro le samedi 22 février 1908, p. 3, le même jour que les quatre premiers pastiches de Proust sur « lʼAffaire Lemoine » (« I. Dans un roman de Balzac », « II. Dans un feuilleton dramatique de M. Émile Faguet », « III. Par Michelet », « IV. Dans le journal des Goncourt »), publiés en première page du même périodique. À propos de la présente lettre, Dreyfus avoue que Proust avait été plus rapide à lui écrire à propos de son feuilleton que lui-même à féliciter Proust pour ses pastiches : « avec lui, quand il s’agissait de se montrer affectueux, on était toujours devancé » (Souvenirs sur Marcel Proust, Paris, Grasset, 1926, p. 226). Voir aussi les autres lettres de Proust à Dreyfus au sujet des pastiches et de la série sur la « revue de fin dʼannée », [entre le 24 et le 29 février 1908] (CP 01761 ; Kolb, VIII, n° 17) et le [dimanche soir 15 mars 1908] (CP 01769 ; Kolb, VIII, n° 25). [PK, ChC]
Note n°3
Proust reviendra sur sa critique de lʼadverbe « uniment » dans la lettre à Dreyfus du [samedi 21 mars 1908] (CP 01772, note 9 ; Kolb, VIII, n° 28) : « [...] tu es impénitent pour "uniment" et crois même "tout uniment" que tu lʼaurais inventé si Lemaître ne tʼavait précédé [...] ». Dreyfus corrigera ce « tout uniment » de son article en « tout simplement » quand il fera publier son livre chez Fasquelle, en 1909, sous le même titre Petite histoire de la revue de fin dʼannée : « Lʼ"allusion verbale", comme la nomme Littré, ce chimiste de notre langage, cʼest tout simplement ce que nous appelons, sans regarder si à fond, lʼà-peu-près et le calembour » (« Préface », p. xv). Voir aussi note 4 ci-après. [ChC]
Note n°4
« Ce que le bon Littré nommait lʼ"allusion verbale", cʼest tout uniment, ce que nous appelons, nous, lʼà peu près et le calembour. » (« Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion », art. cit.). Dans lʼouvrage tiré lʼannée suivante de son feuilleton, Robert Dreyfus aura remplacé « bon Littré » par « Littré, ce chimiste de notre langage » (Petite histoire de la revue de fin dʼannée, « Préface », op. cit., p. xv). Voir note 3. [PK, NM]
Note n°5
« M. Grosclaude, qui est un magicien réfléchi de la cocasserie verbale, a créé des calembours troublants, évocateurs, des calembours forts, et qui chaussent, comme il dit, les "bottes de sept lieues" de la pensée... » (« Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion », art. cit.). Dreyfus décidera de garder lʼexpression « cocasserie verbale » dans son livre (Petite histoire de la revue de fin dʼannée, « Préface », op. cit., p. xvi). [PK]
Note n°6
L’emploi de « défroque » (de « froc », habit de moine), terme péjoratif qui prend ici le sens de style et figures « usés » ou « hors d’usage » (Littré), semble indiquer que Proust n’apprécie pas l’imitation de Lemaître. Dans sa lettre à Dreyfus dʼ[entre le 24 et le 29 février 1908] (CP 01761 ; Kolb, VIII, n° 17), il fait encore allusion aux « vices de forme » relevant du style de Lemaître quʼil a repérés dans le deuxième article sur la « revue de fin dʼannée » paru dans le Supplément littéraire du Figaro du samedi 29 février 1908. — Néanmoins, dans sa jeunesse, Proust fut lui-même un admirateur et un « imitateur » de l’écrivain et critique dramatique Jules Lemaître (1853-1914). En novembre 1888, il rédigea pour La Revue Lilas un petit essai sur le théâtre, composé sur le modèle, semble-t-il, des feuilletons de Lemaître au Journal des Débats, « La Semaine dramatique » : « Vu Jules Lemaître pour la 1re fois… » (R. Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust, op. cit., p. 59-60 ; NAF 19772, f. 269r-v ; EA, p. 334-335 ; Essais, p. 13-14), ainsi quʼun fragment, un pastiche semble-t-il, probablement de Lemaître, de Sarcey ou de Faguet (Essais, p. 618), qui reproduit le style des chroniqueurs dramatiques et qui est daté autour de 1902-1903 (ibid., p. 1597). [ChC]
Note n°7
« Car le calembour rudimentaire nous permet de mieux isoler lʼallusion toute nue, lʼallusion vide et, comme eût peut-être dit Kant, lʼallusion pure. » (« Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion », art. cit.) Robert Dreyfus fait allusion, bien entendu, au concept-clef de Kant, la « raison pure », théorisé dans son célèbre ouvrage, Critique de la raison pure. [PK, FL]
Note
Robert Dreyfus Le Figaro. Supplément littéraire Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion 22 février 1908


Mots-clefs :languelecturespresse
Date de mise en ligne : February 23, 2024 15:19
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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Cher Robert

Jʼai lu ton article, la dernière colon-
ne est charmante et profonde, et
sans aller jusque là «  cʼest un plaisir
sans mélange
 » est exquis. Mais je
nʼaime pas «  tout unixxxment  »,
«  bon Littré  » «  cocasserie verbale  »
(ce dernier passe encore parce quʼenfin il
faut tout de même bien dire ce quʼon veut
dire) toute cette défroque de Lemaître(1) qui
a trop servi. «  Aurait peutʼêtre dit Kant  » est
diabolique, donc excellent

Tout à toi


Marcel Proust

(1) Jʼaime Lemaître mais aucun imitateur.

Surlignage

Cher Robert

Jʼai lu ton article, la dernière colonne est charmante et profonde, et sans aller jusque-là «  cʼest un plaisir sans mélange  » est exquis. Mais je nʼaime pas «  tout uniment  », «  bon Littré  » , «  cocasserie verbale  » (ce dernier passe encore parce quʼenfin il faut tout de même bien dire ce quʼon veut dire), toute cette défroque de Lemaître(1) qui a trop servi. «  Aurait peut-être dit Kant  » est diabolique, donc excellent.

Tout à toi

Marcel Proust

(1) Jʼaime Lemaître mais aucun imitateur.
Note n°1
Il est probable que cette lettre ait été écrite entre le 22 février 1908, date de lʼarticle de Robert Dreyfus que Proust commente (voir note 2), et le 24 février, date figurant sur lʼenveloppe qui pourrait y être associée (CP 90026), portant le cachet postal dʼenvoi : « PARIS / R. DʼAMSTERDAM / 12 * / 24 -2 / 08 » (NAF 19772, f. 114r-v). [PK, FL, ChC]
Note n°2
Il sʼagit du premier article dʼune série, paru sous le titre « Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion » dans le Supplément littéraire du Figaro le samedi 22 février 1908, p. 3, le même jour que les quatre premiers pastiches de Proust sur « lʼAffaire Lemoine » (« I. Dans un roman de Balzac », « II. Dans un feuilleton dramatique de M. Émile Faguet », « III. Par Michelet », « IV. Dans le journal des Goncourt »), publiés en première page du même périodique. À propos de la présente lettre, Dreyfus avoue que Proust avait été plus rapide à lui écrire à propos de son feuilleton que lui-même à féliciter Proust pour ses pastiches : « avec lui, quand il s’agissait de se montrer affectueux, on était toujours devancé » (Souvenirs sur Marcel Proust, Paris, Grasset, 1926, p. 226). Voir aussi les autres lettres de Proust à Dreyfus au sujet des pastiches et de la série sur la « revue de fin dʼannée », [entre le 24 et le 29 février 1908] (CP 01761 ; Kolb, VIII, n° 17) et le [dimanche soir 15 mars 1908] (CP 01769 ; Kolb, VIII, n° 25). [PK, ChC]
Note n°3
Proust reviendra sur sa critique de lʼadverbe « uniment » dans la lettre à Dreyfus du [samedi 21 mars 1908] (CP 01772, note 9 ; Kolb, VIII, n° 28) : « [...] tu es impénitent pour "uniment" et crois même "tout uniment" que tu lʼaurais inventé si Lemaître ne tʼavait précédé [...] ». Dreyfus corrigera ce « tout uniment » de son article en « tout simplement » quand il fera publier son livre chez Fasquelle, en 1909, sous le même titre Petite histoire de la revue de fin dʼannée : « Lʼ"allusion verbale", comme la nomme Littré, ce chimiste de notre langage, cʼest tout simplement ce que nous appelons, sans regarder si à fond, lʼà-peu-près et le calembour » (« Préface », p. xv). Voir aussi note 4 ci-après. [ChC]
Note n°4
« Ce que le bon Littré nommait lʼ"allusion verbale", cʼest tout uniment, ce que nous appelons, nous, lʼà peu près et le calembour. » (« Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion », art. cit.). Dans lʼouvrage tiré lʼannée suivante de son feuilleton, Robert Dreyfus aura remplacé « bon Littré » par « Littré, ce chimiste de notre langage » (Petite histoire de la revue de fin dʼannée, « Préface », op. cit., p. xv). Voir note 3. [PK, NM]
Note n°5
« M. Grosclaude, qui est un magicien réfléchi de la cocasserie verbale, a créé des calembours troublants, évocateurs, des calembours forts, et qui chaussent, comme il dit, les "bottes de sept lieues" de la pensée... » (« Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion », art. cit.). Dreyfus décidera de garder lʼexpression « cocasserie verbale » dans son livre (Petite histoire de la revue de fin dʼannée, « Préface », op. cit., p. xvi). [PK]
Note n°6
L’emploi de « défroque » (de « froc », habit de moine), terme péjoratif qui prend ici le sens de style et figures « usés » ou « hors d’usage » (Littré), semble indiquer que Proust n’apprécie pas l’imitation de Lemaître. Dans sa lettre à Dreyfus dʼ[entre le 24 et le 29 février 1908] (CP 01761 ; Kolb, VIII, n° 17), il fait encore allusion aux « vices de forme » relevant du style de Lemaître quʼil a repérés dans le deuxième article sur la « revue de fin dʼannée » paru dans le Supplément littéraire du Figaro du samedi 29 février 1908. — Néanmoins, dans sa jeunesse, Proust fut lui-même un admirateur et un « imitateur » de l’écrivain et critique dramatique Jules Lemaître (1853-1914). En novembre 1888, il rédigea pour La Revue Lilas un petit essai sur le théâtre, composé sur le modèle, semble-t-il, des feuilletons de Lemaître au Journal des Débats, « La Semaine dramatique » : « Vu Jules Lemaître pour la 1re fois… » (R. Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust, op. cit., p. 59-60 ; NAF 19772, f. 269r-v ; EA, p. 334-335 ; Essais, p. 13-14), ainsi quʼun fragment, un pastiche semble-t-il, probablement de Lemaître, de Sarcey ou de Faguet (Essais, p. 618), qui reproduit le style des chroniqueurs dramatiques et qui est daté autour de 1902-1903 (ibid., p. 1597). [ChC]
Note n°7
« Car le calembour rudimentaire nous permet de mieux isoler lʼallusion toute nue, lʼallusion vide et, comme eût peut-être dit Kant, lʼallusion pure. » (« Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion », art. cit.) Robert Dreyfus fait allusion, bien entendu, au concept-clef de Kant, la « raison pure », théorisé dans son célèbre ouvrage, Critique de la raison pure. [PK, FL]
Note
Robert Dreyfus Le Figaro. Supplément littéraire Petite histoire de la revue de fin dʼannée / I De lʼAllusion 22 février 1908


Mots-clefs :languelecturespresse
Date de mise en ligne : February 23, 2024 15:19
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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